Les Patriotes et l’instauration d’une fête nationale

L’année 1834 marque un jalon important dans l’histoire de la Saint-Jean-Baptiste au Québec puisqu’il s’agit du moment où Ludger Duvernay, entouré de sympathisants patriotes, tînt le premier banquet de la fête nationale, le jour du 24 juin. Le contexte politique qui préside à l’organisation, du banquet s’avère d’ailleurs tendu, les 92 Résolutions ayant été adoptées depuis peu.

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Rappelons que les 92 Résolutions représentent un ensemble de revendications énoncées par le Parti patriote à l’intention du gouverneur dans un contexte politique de plus en plus polarisé. Ce document, qu’on a parfois comparé à la Déclaration d’indépendance des États-Unis, n’en a cependant pas l’envergure ni le style et constitue plutôt une liste de demandes et de griefs envers le pouvoir britannique. On y demande, entre autres choses, une meilleure représentation des Canadiens (comprenons les francophones) dans les diverses institutions publiques, le respect de la langue et des coutumes de la majorité de la population ainsi que la mise en accusation du gouverneur Aylmer. En clair, ces demandes constituent un programme de prise de pouvoir politique par le Parti patriote et les francophones du système politique bas-canadien. Sans surprise, ce programme fut rejeté en bloc par Londres, dont la réponse fut présentée à la Chambre des Communes britannique au printemps 1837, ce qui entraîna l’escalade menant aux rébellions de l’automne de la même année.

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Dans la mouvance du dépôt de ces 92 Résolutions en 1834, Duvernay et ses accolytes fondèrent, au printemps de la même année, la société secrète Aide-toi et le ciel t’aidera!, ancêtre de la Société Saint-Jean-Baptiste et dont le nom provenait d’une association jacobine ayant été au coeur de la révolution de 1830 à Paris. Plus encore, la fondation de cette société nationale intervient au moment où les communautés environnantes se dotaient elles-mêmes de sociétés nationales, comme la Société Saint-Patrick pour les Irlandais (fondée en mars 1834), la Société Saint-Georges pour les Anglais (fondée en décembre 1834) et la Société Saint-André pour les Écossais (en février 1835). Comme alors l’écrit Duvernay dans son journal La Minerve :

Mes amis, formons des sociétés patriotiques qui soient comme le foyer d’où sortiront les lumières qui doivent guider nos compatriotes. Que dans les cités, les vrais patriotes se rassemblent dans un local désigné, que là, dans le calme de la réflexion, on discute les meilleurs moyens de remédier aux maux que nous prévoyons.

La raison exacte du choix de saint Jean-Baptiste comme saint patron national reste nébuleuse, ce saint n’ayant pas de lien direct ou historique avec les Canadiens de l’époque, au contraire des saints des autres sociétés nationales. Tout au plus peut-on avancer que Jean-Baptiste était un prénom fort répandu parmi la population, comme en fait foi l’anecdote selon laquelle un lieutenant anglais, révisant un régiment, se serait exclamé : « Damn, their all Jean-Baptiste! ». L’appellation serait restée, un peu comme « Patrick » pour les Irlandais, ou encore « Jonathan » pour les Américains.

On sait également qu’une loge maçonnique anglophone dirigée par John Molson fils avait l’habitude de tenir un banquet le 24 juin, l’aspect solaire de la fête revêtant une grande importance dans la cosmogonie maçonnique. Il n’est donc pas impossible que les sympathisants patriotes organisés autour de Duvernay aient voulu faire contrepoids, d’autant que plusieurs étaient franc-maçons eux-mêmes.

Toujours est-il qu’une soixantaine de convives se réunirent dans le jardin de l’avocat John MacDonald, parmi lesquels on compte plusieurs notables et sympathisants patriotes. Le décor est lui-même fortement canadien, marqué par la présence de feuilles d’érables et de castors, qu’on proclame tous deux symboles nationaux canadiens (au sens de canadiens français). Comme le fait remarquer Thérèse Beaudoin (1987, p. 158),

Les deux symboles véhiculent des valeurs bien précises ayant une grande signification pour le peuple canadien français: le castor rappelle l’époque des fourrures et de la traite avec les Amérindiens, alors que la feuille d’érable fait référence à cet arbre qui a fortement impressionné les premiers arrivants par sa taille et sa beauté. De nombreuses mentions en rapport avec l’érable ont été relevées dans les récits de voyageurs des XVII, XVIIIe et XIXe siècles.

Une fois le repas terminé, les convives se livrent alors à 25 toasts patriotiques, parmi lesquels on retiendra principalement « Le peuple, source primitive de toute autorité légitime », « La Chambre d’Assemblée du Bas-Canada, l’organe fidèle du Peuple canadien », Louis-Joseph Papineau, les 92 Résolutions, les patsriotes irlandais, le parti réformiste du Haut-Canada, le gouvernement des États-Unis et, finalement, « Le Clergé canadien et ses Évêques. Puissent-ils toujours être unis, et donner le bon exemple à leurs ouailles. Ils seront soutenus et respectés en faisant cause comme avec la Chambre d’Assemblée et le peuple ».

Clairement, les positions des convives et, plus généralement, du mouvement patriote sont énoncées: lutte pour la responsabilité ministérielle (92 résolutions), idéal républicain et, surtout, soutien du clergé pourvu que celui-ci soutienne la juste cause du parti canadien-patriote…

L’expérience s’étant avérée un succès, elle fut non seulement répétée à Montréal en 1835, mais  également reproduite dans plusieurs villages avoisinants tels Saint-Denis, Saint-Eustache, Terrebonne et Berthier. Cette année-là, le banquet de Montréal est déjà plus théâtral, alors que le drapeau des patriotes, entouré de feuilles d’étables, surplombe la table d’honneur et qu’on y  chante la Marseillaise.

Un banquet est également organisé en 1836, cette fois à la suite d’une grand-messe donnée en l’honneur du saint patron, alors que le contexte politique se radicale, séparant même une branche modérée d’une autre plus radicale au sein du mouvement patriote. De fait, un banquet parallèle est alors organisé au même endroit où l’avait été le premier de tous, dans le jardin de l’avocat John MacDonnell, autour de qui se rassemblaient cette fois des modérés prenant leurs distances d’avec les patriotes plus radicaux rassemblés autour de Duvernay. Lors de ce banquet, Duvernay y alla d’ailleurs d’une chanson de son crû dans laquelle il explique quelque peu métaphoriquement l’instrumentalisation de saint Jean-Baptiste par la cause patriote:

Accourez au banquet civique
On dîne en famille aujourd’hui;
Calmons notre ardeur politiques
Chassons les soucis et l’ennui
Que chacun en ce jour de fête
Célèbre Jean, l’ami d’un Dieu.
Avant conquérir sa tête
Prions Hérode encore un peu.

Citoyens! nous sommes tous frères,
En vain, on veut nous désunir
Inscrivons donc sur nos bannières,
Le motto de notre avenir:
La force naît de la concorde!
Autour de l’érable sacré
Creusons avant qu’il ne déborde
Le fleuve de la liberté…

Méprisons les vaines menaces
Nous sommes tous fils de héros;
Forts de nos droits, suivons leurs traces,
Gardons la clé de leurs tombeaux
Et si les ligues étrangères
Jamais voulaient nous asservir,
Unissons-nous comme des frères
Et nous saurons vaincre ou mourir.

Le premier couplet compte ceci d’intéressant que la figure de saint Jean-Baptiste apparaît, pour Duvernay, comme étant transitoire, sa tête symbolisant la liberté à conquérir et le roi Hérode, le pouvoir colonial britannique. Plusieurs thèmes de la lutte patriote sont abordés, dont les divisions internes (qu’on pense au banquet parallèle), le besoin d’unité, le symbole de l’érable et le combat pour la liberté.

Un dernier banquet est organisé en 1837 avant le début des Rébellions, qui verront l’arrêt des festivités jusqu’en 1842, et s’avère marqué par le boycott des produits importés: on n’y sert que des produits locaux, whisky, cidre, etc. En fait, cette année-là encore, ce sont en fait deux banquets parallèles qui sont organisés, illustrant encore une fois la division du parti patriote qui allait conditionner les rébellions de 1837 et, par la suite, celles de 1838.

Les Rébellions et l’exil qui s’en suivit pour de nombreux sympathisants, dont Ludger Duvernay, signifièrent la fin de la célébration de la Saint-Jean-Baptiste en tant que fête nationale au Bas-Canada. Alors que Duvernay essaya, sans trop de succès, d’organiser des festivités dans certaines localités des États frontaliers où plusieurs patriotes avaient trouvé refuge, il fallut attendre à 1842 pour que les célébrations reprennent véritablement de l’ampleur, à Québec, cette fois sous la tutelle de l’Église et de la nouvellement fondée Société Saint-Jean-Baptiste de Québec.

La Saint-Jean-Baptiste de la période patriote constitue donc un tournant important dans l’évolution de la fête au Bas-Canada, qui prend à ce moment une tournure politique insufflée par l’élite politique du temps. Occasion d’émulation nationaliste, la Saint-Jean-Baptiste patriote regroupe d’abord et avant tout les notables de la société bas-canadienne qui édictent leur propre vision de la nation et de sa destinée politique. Comme on le verra, cette cooptation de la fête par les élites s’avéra, à partir de ce moment, une constante dans l’histoire de la Saint-Jean-Baptiste au Québec, les élites religieuses et politiques imposant chacune leur propre vision de la fête et de sa symbolique nationale. Jamais, cependant, ne réussira-t-on à en évacuer les coutumes populaires, ni non plus à empêcher complètement les interprétations parallèles ou divergentes de la lutte nationale et de la fête elle-même de se faire entendre.

Bibliographie sélective

Thérèse Beaudoin, L’été dans la culture québécoise: XVIIIe-XIXe siècles, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1987.

Donald Luc Boisvert, Religion and Nationalism in Quebec : the Saint-Jean-Baptiste Celebrations in Sociological Perspective, thèse de doctorat, Université d’Ottawa, Ottawa, 1992.

Michèle Guay, La fête de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal: 1834-1909, Ottawa, University of Ottawa, mémoire de maîtrise, 1973.

Denis Monière, Ludger Duvernay et la révolution intellectuelle au Bas-Canada, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1987.

Robert Rumilly, Histoire de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Montréal, Éditions de l’Aurore, 1975.

Web

Les Patriotes de 1837@1838, Rébellions du Bas-Canada développé par Gilles Laporte et où l’on trouve plusieurs articles sur cette période et également le texte des 92 Résolutions: http://cgi2.cvm.qc.ca/glaporte/index.shtml

La Société Saint-Jean-Baptiste, notamment la section sur l’historique de sa fondation: http://www.ssjb.com/contenu/historique-de-la-fondation-de-la-societe-saint-jean-baptiste-de-montreal

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