la défaite patriote et l’émergence du clérico-nationalisme
Au sortir de la défaite patriote, l’Église se positionne comme la principale institution sociale représentative des francophones du Bas-Canada, qui se lancent à ce moment dans un véritable renouveau religieux. Les premières années de la décennie 1840 sont marquées par un mouvement de tempérance qui suscite un engouement aussi entier que soudain, mené par Mgr Bourget et appuyé par le Révérend Charles Chiquigny, un prédicateur français dont les sermons sont très courus.
Ce mouvement de tempérance allait d’ailleurs marquer non seulement l’ascendant de l’Église sur la société bas-canadienne, mais également la première récupération de la figure et de la symbolique de saint Jean-Baptiste depuis les Patriotes, Mgr Bourget en faisant le saint patron de la Société de tempérance en 1841. De figure politique forte et revendicatrice, saint Jean-Baptiste devint d’un coup le symbole d’une vocation agraire et missionnaire, intégré dans un catéchisme clérico-nationaliste qui allait marquer les représentations collectives des Canadiens français pour près d’un siècle.
C’est donc dans ce contexte que se tient, en 1842 à Québec, la première célébration de la Saint-Jean-Baptiste depuis les Rébellions. Celle-ci est organisée par la nouvellement fondée Association Saint-Jean-Baptiste de Québec et laisse une large place à l’Église. On y instaure notamment une procession, inspirée de celle de la Fête-Dieu, qui évoluera d’abord vers la forme des parades qui ont alors cours dans le monde anglo-saxon et qui donnent à voir différents corps de la société civile (métiers, associations), puis vers un défilé davantage axé sur le spectacle. La forme traditionnelle de la fête se met alors en place, reproduite dans bon nombre de villages : une grand-messe, un défilé, des feux d’artifices, un feu de joie et, dans les localités les plus importantes, un banquet et un bal regroupant des notables civils, politiques et cléricaux, sans oublier les activités plus familiales organisées en marge des festivités plus « officielles ».
Une célébration est organisée à Montréal en 1843, le banquet étant cependant annulé afin de soutenir financièrement les sinistrés de Boucherville, victimes d’un incendie quelques jours auparavant. L’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal est à ce moment fondée, dans une optique de concorde nationale, alors que les clivages causés par les Rébellions sont encore très vifs au sein de la société bas-canadienne et de son élite politique. Les notables du Bas-Canada se divisent ainsi rapidement en deux factions qui détermineront grandement la scène politique de l’époque et ce, pour plusieurs années à venir. On compte d’abord un courant conservateur, largement dominant et qui sera mené par des figures telles Louis-Hyppolite Lafontaine et Georges-Étienne Cartier. Un courant libéral et teinté d’un certain radicalisme (les Rouges) émerge également, dont l’Institut canadien formera le chef-lieu. Alors que l’Association Saint-Jean-Baptiste s’évertue à créer des ponts entre ces tendances politiques dans le but de reformer l’unité de la nation, elle est, dans les faits, surtout investie par les milieux davantage conservateurs. C’est d’ailleurs ce penchant qui explique son adhésion au moins relative au clérico-nationalisme et à l’idéologie de survivance prônée par l’Église à partir des années 1840.
L’Église catholique profite à ce moment, on le sait, d’une position quasi-hégémonique sur la société canadienne-française, seule institution sociale constituant un interlocuteur valable pour le pouvoir colonial. Il est alors tout à son loisir de définir la nation canadienne-française selon ses propres termes, en évacuant et ce, pour longtemps, son aspect politique pour ne mettre l’accent que sur les traits culturels (langue, lois et foi), ainsi que sur la mission « providentielle » des catholiques francophones au sein d’une Amérique du Nord anglo-protestante. Reprenant les thèmes développés par Mgr Laflèche dans une série d’articles publiés par le Journal de Trois-Rivières, le sociologue Fernand Dumont explique comme suit cette conception de la nation canadienne-française :
Ce qui modèle une nation, c’est « la langue maternelle, la foi des ancêtres, les moeurs, les coutumes et les usages formés dans la famille ». Il y a donc une nation canadienne-française : « Nous sommes un million d’âmes parlant la même langue, professant la même foi, ayant des coutumes, des usages, des lois et des institutions à nous en propre. » La vallée du Saint-Laurent et le pays de cette nation. De l’État comme élément de nation, il n’est point question. (…) Si la nation est avant tout un héritage de coutumes, c’est moins un projet qui peut lui convenir qu’un idéal de conservation, de survivance. (1996, p. 228)
Dans un tel contexte, la fête nationale ne pouvait manquer de reproduire les canons du clérico-nationalisme :
Le 24 juin devient alors une fête à la fois religieuse et nationale, axée sur des événements passés, telles les guerres et les batailles livrées par nos ancêtres. On allie de plus en plus la notion de nationalisme à celle de la religion, l’une étant nécessaire à la sauvegarde de l’autre, comme le proclame le clergé à cette époque. Les autres thèmes à l’honneur au cours du siècle dernier sont ceux de la conservation de la langue et de la culture françaises. Ainsi ce nationalisme, de politique qu’il était, sera à partir de 1840 restreint à sa seule dimension culturelle et religieuse. Le dernier quart du XIXe siècle voit réapparaître l’idée de nationalisme et de rapatriement. On veut regrouper tous les Canadiens-français qui ont dû s’exiler en dehors du Québec pour gagner leur vie. C’est donc l’époque des défilés à grands déploiements voulant refléter l’union existant entre les Canadiens-français, leur force et leur vitalité. (Thérèse Beaudoin, p. 154)
Les symboles traditionnels de la Saint-Jean-Baptiste canadienne-française
Voilà donc comment le défilé de la Saint-Jean, qui était au départ une parade regroupant divers corps de la société civile déambulant dans les rues de la ville, devient progressivement, dans le courant des années 1860, un défilé auquel les spectateurs assistent sans toutefois y participer. C’est à ce moment qu’apparaît le petit garçon frisé accompagné d’un mouton et représentant saint Jean-Baptiste, les chars allégoriques prenant eux aussi leur place au sein du défilé dans les mêmes années.
Cette représentation quelque peu infantile du saint remonte à la Renaissance alors que, notamment en Italie, on dépeignait saint Jean-Baptiste sous les traits d’un petit enfant, ce qui s’explique par le fait que Jean était au départ berger et que, souvent, les bergers sont des enfants. Cette représentation fut reprise lors des défilés nationaux et allait devenir l’un des symboles les plus ancrés des Saint-Jean-Baptiste canadiennes-françaises. Notons au passage que cette représentation du saint patron en enfant n’était pas universelle, la Société Saint-Jean-Baptiste arborant notamment, sur ses armoiries, une représentation de saint Jean-Baptiste adulte.
Toujours est-il que les fêtes de la Saint-Jean-Baptiste allaient devenir de plus en plus imposantes et constituer des événements de grande envergure attirant de nombreux visiteurs, comme en 1874, où plusieurs dizaines de milliers de franco-américains viennent à Montréal pour l’occasion. L’année 1880 s’avère encore plus spéciale, alors qu’un rassemblement de représentants de toutes les communautés francophones d’Amérique est organisé, une occasion pour laquelle Calixa Lavallée compose l’« Ô Canada », qui allait plus tard devenir l’hymne national du Canada dans son ensemble (à cet égard, il est intéressant de comparer la version originale en française à l’officielle et bilingue qui a plus tard été adoptée par le gouvernement fédéral).
Ce rassemblement de 1880 allait d’ailleurs s’avérer être une plaque tournante pour la délégation acadienne qui était présente. C’est ainsi que s’amorça une réflexion sur l’identité particulière des Acadiens en regard des Canadiens-français du Québec et qui allait mener, quelques années plus tard, à l’adoption de l’Assomption de la Vierge (15 août) comme fête nationale des Acadiens.
Les années 1890 marquent quant à elles un tournant dans l’action de la SSJB, qui s’investit désormais davantage dans les œuvres sociales, par exemple au travers du prêt d’honneur (prêt étudiant), tout en continuant de défendre les intérêts et les droits des communautés francophones du pays. L’année 1908, qui souligne le 300e anniversaire de la fondation de Québec par Champlain, voit également la reconnaissance, par le Pape Pie X, de saint Jean-Baptiste comme le patron des Canadiens français, peu importe le lieu où ils sont fixés. Cette reconnaissance venait donc officialiser une nomination qui avait d’abord été politique, mais dont la symbolique avait par la suite largement été reprise par l’Église.
L’interprétation de cette dernière, de même que les symboles traditionnels de la fête et de la nation, allaient cependant commencer à susciter de vives critiques au tournant du siècle. Ainsi, Ollivar Asselin se lance, en 1911 et alors qu’il était lui-même président de la SSJB, dans une diatribe qui allait lui faire perdre son poste :
Mais quand pour satisfaire la volonté philistine d’un président ou d’un secrétaire de section, on promène toute une matinée sous un soleil brûlant, au risque de le rendre idiot pour la vie, un joli petit enfant qui n’a fait de mal à personne et à qui, neuf fois sur dix, la tête tournera de toute manière; quand, à cet enfant, l’on adjoint un agneau qui, se fichant de son rôle comme le poisson, en pareille occurrence, se ficherait du sien, lève la queue, se soulage et fait bê; et que derrière cet enfant et cet agneau, on permet à un papa bouffi d’orgueil d’étaler sa gloire d’engendreur en ayant l’air de dire à chaque coup de chapeau : « L’agneau le voilà; mais le bélier, c’est moi ». – Si je veux bien ne pas mettre en doute la sincérité de ceux qui m’invitent à saluer, au nom du patriotisme, ce triste bouffon spectacle, je veux aussi, sans manquer de respect ni à la Religion ni à la Patrie, pouvoir m’écrier : Ce gosse qui fourre nerveusement ses doigts dans son nez et qui, pour des raisons faciles à deviner, ne demande qu’à retourner au plus tôt à la maison, ce n’est pas Saint (sic) Jean-Baptiste, c’est l’enfant d’un épicier de Sainte-Cunégonde.
De la promotion à la contestation de la tradition
Malgré ces critiques, la Saint-Jean-Baptiste conserva ses oripeaux traditionnels pour plusieurs années encore. La tradition du défilé évolue cependant dans les années 1920, le défilé national de Montréal étant organisé autour d’une thématique annuelle à partir de 1924. Les nombreux chars allégoriques, dont plusieurs sont commandités par des entreprises qui s’en servent pour se faire publicité, illustrent alors un aspect du récit collectif.
La liste qui suit détaille les thèmes des défilés nationaux, de 1924 jusqu’au dernier de la période, en 1969 :
- 1924: Ce que l’Amérique doit à la race française;
- 1925: Visions du passé;
- 1926: Hommages aux patriotes « 1837-1838 »;
- 1927: Quatre siècles d’histoire;
- 1928: Nos chansons populaires;
- 1929: Les contes et les légendes du Canada français;
- 1930: Je me souviens;
- 1931: Vive la Canadienne;
- 1932: Glorification du sol;
- 1934: Les anniversaires Histoire, Progrès;
- 1935: Le Saint-Laurent et les Grands-Lacs;
- 1936: Les voix du passé – Évocation de nos poètes disparus;
- 1937: Ô Canada, mon pays, mes amours;
- 1938: Les pionniers de la prose au Canada français avant 1900;
- 1939: Le Canada français est resté fidèle;
- 1940: Leçons d’énergie;
- 1941: Hommage à la famille canadienne-française;
- 1942: Naissance d’une ville catholique et française au XVIIe siècle: Ville-Marie;
- 1943: Hommage à la mère canadienne;
- 1944: Hommage à l’éducateur;
- 1945: Les groupes français d’Amérique;
- 1946: Les Canadiens français et les sciences;
- 1947: La Patrie, c’est ça;
- 1948: La Cité;
- 1949: L’expansion française en Amérique
- 1950: Le folklore;
- 1951: Le Canada français dans le monde;
- 1952: Notre héritage culturel;
- 1953: Nos richesses économiques;
- 1954: Fidélité maritale;
- 1955: L’Acadie rayonnante;
- 1956: Le Visage du Canada français;
- 1957: Sa Majesté, la Langue française;
- 1958: Champlain, Père de la Nouvelle-France et Québec, Capitale du Canada français;
- 1959: Le Saint-Laurent… « la route qui marche »;
- 1960: La présence canadienne-française;
- 1961: Hommage à la femme canadienne-française;
- 1962: L’épanouissement du Canada français;
- 1963: La joie de vivre au Canada français;
- 1964: Le Canada français, réalité vivante;
- 1965: Montréal, ville dynamique;
- 1966: La présence canadienne-française dans le monde;
- 1967: La vocation internationale du Québec;
- 1968: Québec ’68;
- 1969: Québec, mon amour.
Alors que les thèmes traditionnels (agriculture, traditions, mère au foyer) dominent jusqu’aux années 1940, on observe par la suite l’apparition de thèmes relevant davantage de la réalité contemporaine tels la « Cité », les sciences ou encore l’économie. Par ailleurs, on remarque également un recentrement des thèmes sur le Québec qui advient durant les années 1960, ce qui n’est pas sans lien avec l’émergence d’un nationalisme prenant le Québec comme cadre territorial et politique.
Or, l’émergence de ce nationalisme québécois au tournant des années 1960 allait influencer bien plus que les seuls thèmes des défilés. Alors que plusieurs intellectuels critiquent le côté infantilisant et anachronique de la représentation du petit enfant accompagné d’un mouton, de jeunes militants passent aux actes. En 1963, le mouton officiel est ainsi kidnappé quelques heures avant le défilé, pour n’être restitué que tard en soirée, sain et sauf. Si ce geste d’éclat n’a pas d’impact immédiat (les organisateurs avaient prévu un mouton de rechange), il a probablement joué dans la décision de remplacer, l’année suivante, le petit garçon bouclé par une statue monumentale de 10 pieds qui représente un saint Jean-Baptiste mature, qu’on veut à l’image du Québec contemporain.
On cherche également à amoindrir la connotation religieuse de la fête en utilisant le terme « fêtes du Canada français » plutôt que « Saint-Jean-Baptiste ». Des spectacles de chanson populaire font également leur apparition à ce moment, une tradition qui représente aujourd’hui le visage le plus visible de la fête. Ces tentatives pour accorder la fête à la réalité mouvante d’un Québec alors en pleine ébullition n’empêchent cependant pas plusieurs groupes militants (notamment le Rassemblement pour l’indépendance nationale, RIN) de profiter de l’espace de la fête pour faire valoir leurs revendications et contester le pouvoir fédéral. Pierre Vallières, dans Nègres blancs d’Amérique, y va ainsi d’une charge bien sentie :
Tuons saint Jean-Baptiste! Brûlons le carton-pâte des traditions avec lequel on a voulu mythifier notre esclavage. Apprenons l’orgueil d’être libres. Affirmons fortement notre indépendance. Et écrasons de notre liberté robuste le paternalisme compatissant ou méprisant des politiciens, des papas- patrons et des prédicateurs de défaites et de soumissions…
Cette dynamique connaîtra d’ailleurs son apogée lors des Saint-Jean-Baptiste de 1968 et 1969, qui sont le théâtre de débordements qui feront disparaître pour près de 20 ans par la suite. En 1968, c’est la présence de Pierre Elliott-Trudeau sur l’estrade d’honneur qui met le feu aux poudres nationalistes, une importante émeute dans le parc Lafontaine interrompant le défilé alors que les projectiles volent vers Trudeau. L’année suivante, c’est plutôt un défilé parallèle qui attaque l’officiel : des manifestants s’en prennent alors à la statue et la jettent par terre, cette dernière en perdant ironiquement la tête (saint Jean-Baptiste est lui-même mort décapité).
Si la fête continue après ce moment à être fêtée au Québec, son visage en est alors complètement différent, l’élément religieux n’y étant plus présent, du moins lors des célébrations nationales. Élément central des célébrations, le défilé national disparaît alors des célébrations, du moins à Montréal et Québec, et ce jusqu’aux années 1980. La Saint-Jean-Baptiste cesse alors d’être la fête nationale des Canadiens français pour bientôt devenir celle du Québec. Elle suit en cela le mouvement général de la société québécoise, dont les États Généraux du Canada français de 1967 avaient, en quelque sorte, consommé la rupture de communauté d’avec les autres francophones du pays.
Bibliographie sélective
André D’Allemagne, Le colonialisme au Québec, Montréal, Editions R-B, 1966.
Thérèse Beaudoin, L’été dans la culture québécoise : XVIIIe-XIXe siècles, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1987.
Donald Luc Boisvert, Religion and nationalism in Quebec: the Saint-Jean-Baptiste celebrations in sociological perspective, thèse de doctorat, Université d’Ottawa, Ottawa, 1992.
Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La société libérale duplessiste 1944-1960, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1994.
Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1996 (1993).
Michèle Guay, La fête de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal : 1834-1909, Ottawa, University of Ottawa, mémoire de maîtrise, 1973.
René Lévesque, Option Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 1968.
E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la « Grande noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Sillery, Septentrion, 2002.
Marc Ouimet, L’Acadie et le Québec : parcours distincts de souche commune. Entrevue avec Joseph-Yvon Thériault, revue en ligne Le Panoptique, 2008.
Jean-Christian Pleau, La révolution québécoise. Hubert Aquin et Gaston Miron au tournant des années soixante, Montréal, Fides, 2002.
Guy Rocher, Le « laboratoire » des réformes dans la Révolution tranquille, Montréal, Programme d’études sur le Québec de l’Université McGill, 2001.
Robert Rumilly, Histoire de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Montréal, Éditions de l’Aurore, 1975.
Pierre Elliott Trudeau, Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, Éditions HMH, 1967.
Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Typo, 1994 (1968).