Les excès de la fête nationale

Depuis plusieurs mois déjà, les organisateurs de la fête nationale ont prévenu les fêtards : les excès seront de moins en moins tolérés, notamment à Québec où le méga-spectacle des Plaines d’Abraham est souvent le lieu de beuveries, voire de débordements violents dans les rues avoisinantes. Une campagne de promotion d’Éduc’Alcool a ainsi été mise en place qui présente des jeunes en état d’éthylisme profond avec le slogan « C’est notre fierté qui en prend un coup ».

De fait, le phénomène des consommations excessives lors de la fête nationale est tellement présent qu’on serait tenté de croire qu’il en a toujours été de même. Or, un petit retour sur l’histoire de la Saint-Jean-Baptiste au Québec permet d’en mieux comprendre l’évolution et, plus profondément, les dynamiques qui animent ce phénomène social bien particulier qu’est la fête.

L’émergence des fêtes populaires

L’apparition des grands spectacles populaires à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste se fait dans le courant des années 1960, alors même que le côté plus traditionnel et religieux de la fête est de plus en plus remis en cause. Les organisateurs tentent alors une « modernisation » des festivités, organisant des spectacles public avec des chanteurs populaires et remplaçant même, au sein du défilé, le traditionnel petit garçon frisé accompagné de son mouton par une statue plus mature et moins infantilisante.

Ce n’est cependant qu’au tournant des années 1970 qu’on voit apparaître les fêtes de quartiers, qui remplacent le défilé national que les autorités ont décidé de ne plus tenir suite aux émeutes ayant marqué les célébrations de 1968 et 1969. C’est dans ce contexte de décentralisation de la fête qu’on voit véritablement apparaître l’aspect festif et parfois excessif qu’on lui connaît aujourd’hui. Certes, la Saint-Jean-Baptiste traditionnelle comportait bien, au-delà des manifestations officielles tels le défilé, la messe et le banquet, des manifestations d’ordre populaire, mais celles-ci étaient davantage familiales.

La Saint-Jean-Baptiste qu’on voit émerger au début des années 1970 conserve ce caractère familial, mais est également marquée par des dynamiques propres à cette époque mouvementée. La fête devient ainsi, du moins pour plusieurs jeunes qui sont de plus en plus nombreux à y participer, un lieu d’excès qui n’est pas sans rappeler les antiques bacchanales ou encore les carnavals renaissants. Cette dynamique, encouragée par la contre-culture qui teinte alors la société québécoise, allait d’ailleurs culminer avec les festivités organisées sur le Mont-Royal en 1975 et 1976, elles-mêmes influencées par le modèle de Woodstock.

Également, le contexte politique explosif qui précéda et suivit la crise d’Octobre allait lui aussi se manifester au sein de la fête, des émeutes éclatant dans le Vieux-Montréal de 1970 à 1974, où fêtards et pillards se confondaient pour affronter les forces de l’ordre et saccager plusieurs commerces. Par ailleurs, si ces violences suivent de près celles qui avaient mis un terme aux festivités traditionnelles de la Saint-Jean-Baptiste à la fin des années 1960, elles s’en distinguent cependant par leur quasi-absence de résonance politique. Ainsi, l’élément de violence de la fête qui avait émergé en réaction à un certain pouvoir politique hostile au nationalisme québécois naissant allait lui-même se dépolitiser pour ne devenir que casse et confrontation émeutières avec les forces de l’ordre qui, elles-mêmes, donnaient régulièrement dans les débordements répressifs, encourageant d’autant la dynamique de confrontation.

Il est donc intéressant de voir émerger à cette époque une Saint-Jean-Baptiste qui, évacuant de plus en plus ses aspects officiels et codifiés – voire élitistes – renoue en quelque sorte avec un aspect de communautarisation qu’on retrouvait il y a fort longtemps, en Nouvelle-France, avant même que les Patriotes ne fassent de cette fête la fête nationale. De fait, l’élément populaire de la Saint-Jean-Baptiste y est alors prédominant comme en font foi plusieurs coutumes, dont les bains et la cueillette d’herbes, qu’on considère porteuses de vertus médicinales et qui comportent un fond magique issu de croyances antiques et pré-chrétiennes.

La fonction sociologique de la fête

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur le phénomène social que représente la fête et il n’est pas inutile de rappeler ici quelques-unes de leurs conclusions pour donner davantage de perspective à l’analyse qu’on peut proposer de la Saint-Jean-Baptiste. Étudiant le phénomène festif auprès de peuples aborigènes, les premiers sociologues et anthropologues y virent d’abord un moment de (re)fondation de la communauté, un lieu de rencontre entre l’individu et le collectif où les normes sociales s’inversaient parfois jusqu’à laisser place à des comportements excessifs (par exemple par rapport à la nourriture, l’alcool, la sexualité, etc.).

Servant également parfois de rite de passage, la fête peut aussi constituer un moment charnière dans la vie des individus ou des communautés. Elle représente alors un moment de redéfinition de l’identité ou encore l’affirmation d’un statut nouveau, notamment le passage à l’âge adulte ou encore, plus prosaïquement, le passage d’un certain moment de l’année à l’autre. La fête peut de plus, dans certains cas, revêtir un visage beaucoup plus codifié, dessiné par un ensemble de normes et de pratiques souvent d’ordre religieux ou politique.

Dans cette perspective, il est indéniable que la Saint-Jean-Baptiste a constitué, en différentes époques, un rituel politique d’affirmation de l’existence de la nation canadienne-française, puis québécoise, tout en développant parallèlement une tangente pratiquement opposée à partir des années 1970. Ainsi, en ce qui concerne les excès de consommation des jeunes qui font aujourd’hui l’objet de critiques, il n’est pas difficile d’y voir un certain lien, peut-être inconscient mais néanmoins présent, avec cette notion de rite de passage, tant à ce qui a trait à l’affirmation excessive d’un comportement « adulte » (la consommation d’alcool) que, chez les plus jeunes, à la célébration du début de l’été et la fin des classes…

Quel sens donner à la fête nationale?

À la lumière de ces quelques précisions, il est permit de s’interroger sur un possible lien entre les excès de célébration lors de la fête nationale et l’évacuation d’une référence (et surtout d’une réflexion) nationale forte et assumée en regard de l’époque canadienne-française (pour conservatrice que celle-ci ait pu être). Ainsi, lorsque l’objet célébré s’efface devant la célébration elle-même, il reste bien peu d’idéal dépassant le fait de fêter en lui-même en fonction duquel restreindre ses comportements.

Plus fondamentalement, peut-être une injection supplémentaire de sens à la fête nationale serait-elle le moyen le plus sûr de faire en sorte que ceux qui la fêtent gardent en tête le pourquoi de l’événement et subsument en partie le moment festif par une réflexion les rattachant à un idéal collectif qui dépasse la seule célébration.

Ce texte est publié dans l’édition du 22 juin 2011 du quotidien Le Devoir

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